Sa Majesté chez les Nippons [Épisode 12]

 

— Henri-Aymard ?

— Oui, Édouard.

— Je viens de recevoir copie du premier TD(1) que notre nouveau consul vient d’envoyer au Département.

Henri-Aymard Gauldrée de Bazancourt, ambassadeur de France au Japon, leva la tête de ses dossiers.

Il faisait partie de ces hommes qui, adolescent puis jeune homme, étaient snobés par la gente féminine. Mais ses excellentes manières et sa rhétorique subtile héritée des meilleures écoles contrebalançaient son physique ingrat. Il avait réussi son mariage en épousant une fille d’ambassadeur et ses accointances politiques lui permettaient de postuler aux meilleurs postes.

Un seul point le chagrinait : il avait perdu sa superbe crinière d'adolescent et il détestait son crâne lisse. Il appréciait son premier conseiller, Édouard Gaillard de Hautemure, qui évoluait dans les mêmes sphères sociales que lui mais, lorsque celui-ci remettait constamment en place une mèche blonde qui lui tombait sur les yeux, il était exaspéré et il rêvait de la lui couper mais il se devait, en tant qu’ambassadeur, de réfréner ses pulsions violentes. Il se rassurait en se disant qu’il avait trois fils alors que ce pauvre Édouard n’avait que des filles.

— Et alors, mon cher Édouard ?

— Môssieur veut une voiture d’ambassadeur !

— Ben voyons ! Pauvre chéri, va ! La même que la mienne tant qu’il y est ?

— Si, Si !

— Non, c’est pas vrai ! Fais-moi voir ce torchon !

Henri-Aymard prit le télégramme diplomatique des mains de son premier conseiller et entrepris de le parcourir rapidement en diagonale.

— Deux pages entières juste pour changer de voiture…

Édouard acquiesça silencieusement.

— Voyons, que nous vaut un tel déluge de majuscules…

L’ambassadeur tourna la feuille et continua la lecture au verso.

— Il faut reconnaître qu’il s’est donné du mal.

Il commença à pouffer de rire tout en lisant à haute voix.

— « Le Département verra ses dépenses diminuer si nous procédons au remplacement de l’actuel véhicule. En effet, son état vétuste occasionne de trop nombreux frais liés aux réparations indispensables à son bon fonctionnement sans compter le coût supplémentaire occasionné par ses immobilisations. Le vieillissement du moteur entraîne une surconsommation d’essence qui alourdit d’autant plus les finances de fonctionnement de ce consulat. » Quel poème ! Ce n’est pas croyable. Il faut toujours qu’ils nous fassent le coup, ces misérables cancrelats. On leur donne un beau jouet et ils ne sont pas contents. Regardez-moi ça : deux pages pour faire pleurer Grand-mère. Un peu plus et il va nous dire que cela coûte moins cher d’en acheter une neuve que de réparer une épave qui a deux ans d’âge.

— Attends de lire la suite…

— Comment ça ? Oh, non, ne me dis pas. Sa Majesté veut une voiture française !

— Si…

L’ambassadeur reprit la lecture du TD.

— « Aussi paradoxal que cela puisse être, le coût d’un véhicule japonais revient plus cher à l’achat qu’une automobile française même si le prix de vente en est inférieur. » Mais pour qui il nous prend, cet imbécile ?

Henri-Aymard commençait à s’énerver. C’était à chaque fois des récriminations de gamins lorsqu’un nouveau consul arrivait. Mon bureau n’est pas assez grand, mon fauteuil n’est pas assez confortable, la voiture de fonction est moche, ma secrétaire aussi.

— Que fait-on ? demanda le premier conseiller.

— On donne notre feu vert sans le donner. De toute façon, jamais le Département n’autorisera une pareille dépense. Vouloir une voiture française dans un pays où l’on conduit à gauche ! Ah non, c’est sûr, cela va coûter moins cher que de la mettre aux normes que d’acheter une japonaise !

— Comment s’appelle ce crétin fini ?

— Pierre-Victor Cusseaud, je crois.

— PVC. Comme c’est original ?

— Sans compter que Cusseaud en japonais...

— Ah, oui, c’est vrai ! Nos amis nippons vont s’en donnait à cœur joie ! Je vous présente Monsieur et Madame Merdouille…

— Heu, enfin, c’est, comment dire, un « célibataire endurci », il n’y aura pas de Madame « Merdouille » précisa Édouard tout en faisant le signe des guillemets avec les doigts.

— Ah… fit l’ambassadeur déçu. Mais pourquoi on ne les envoie plus en Asie du Sud-Est comme cela se faisait dans le temps ? Ils sont heureux là-bas avec tous ces jeunes gens…

— D’après ce que j’ai appris, il a fait des pieds et des mains pour venir en poste au Japon. Il avait d’abord demandé une affectation à Tokyo.

— Que Dieu nous en préserve !

Ils s’esclaffèrent bruyamment comme deux gamins lorsque le téléphone se mit à sonner.

— Oui, Françoise ? Oui, oui. Bien sûr. C’est cela.

Il raccrocha sans ménagement le combiné.

— Lorsque l’on parle du loup… Ma secrétaire m’informe que Sa Majesté Merdouille premier, notre nouveau consul, vient demain pour se présenter. On va s’amuser.

— Soyez indulgent !

— Mais voyons, mon cher, ne vous méprenez pas sur ma mansuétude !

Et ils se remirent à rire aux éclats.

 

 

 

(1) TD ou Télégramme diplomatique : documents officiels et sécurisés utilisés par les ambassades et consulats ainsi que les différents services du ministère des Affaires étrangères pour communiquer entre eux. Ils sont entièrement rédigés en majuscules. « Si vous voulez être entendus, faites un télégramme » est-il conseillé. Source : http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/rapportfianl_sociologue.pdf

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