Sa Majesté chez les Nippons [Épisode 16]

 

Le lendemain matin, Konda se rendit dans le bureau du consul : il avait un important sujet sur lequel il devait s’entretenir avec son supérieur. Il poussa un léger soupir avant de frapper brièvement sur la porte. Lorsqu’il fut invité à entrer, il prit une grande inspiration comme si il allait parcourir une longue distance sous l’eau sans oxygène.

— Monsieur le Consul général ? demanda-t-il.

— Ouiiii ?

— Voici la liste des consuls généraux présents à Osaka.

Le consul leva son nez de ses dossiers.

— Ah, oui ! C’est vrai ! La corvée de politesse, siffla-t-il entre ses dents. Voyons cela.

Il est de tradition lorsqu’un nouveau consul général arrive en ville qu’il aille se présenter auprès de ses collègues étrangers, les autres consuls généraux en poste. Il fallait tous les rencontrer afin de ne froisser personne.

Il prit le document des mains de Konda et commença à le lire.

— États-Unis, oui, c’est obligé. Allemagne, aussi, Italie, pourquoi pas ? La Grande-Bretagne ? Oui. La Suisse ? Et puis quoi encore ?

Pierre-Victor regardait son secrétaire avec tout le mépris qu’il pouvait avoir.

— C’est le doyen des consuls généraux en poste dans…

— Connaissez-vous la Suisse, mon cher ami ?

— Euh, non…

— C’est normal pour un pays aussi insignifiant mais bon, si c’est le doyen, il faudra lui rendre une visite de politesse. La Belgique, oui, peut-être ? En espérant que ce soit un francophone et non un flamand. Les Pays-Bas, sûrement pas. Les Bataves se passeront de nos services. La Norvège, on s’en tamponne.

 

Konda regardait le consul tourner les pages du tableau qu’il avait mis tant de temps à préparer.

Il était plutôt fier de lui : il avait réussi à dompter un tableur en français car tous les ordinateurs de la chancellerie avaient un système d’exploitation informatique et des logiciels en langue française. Dans un pays en pointe dans le domaine des nouvelles technologies de l’information, les Français préféraient s’équiper avec du matériel qu’ils faisaient venir par avion depuis Paris, l’ironie de l’histoire étant que la majorité des ordinateurs étaient produits en Asie. Même les disques durs pour remplacer ceux qui tombaient tout le temps en panne étaient achetés en France jusqu’au jour où une circulaire fut envoyée dans laquelle le département autorisait exceptionnellement l’ambassade et les consulats au Japon à acheter du matériel informatique sur place pour faire des économies. Sans compter que toute l’électricité avait dû être mise aux normes françaises car les prises de courant n’étaient pas les mêmes selon les deux pays sans parler du voltage(1) qui était lui aussi différent . Heureusement, il y avait quand même quelques prises locales sinon il aurait fallu tout faire venir de Paris : théières, cafetières, réfrigérateurs, lampes…

— Russie, non. Roumanie, hors de question ! S’ils ont besoin de nous, ils se déplaceront.

Konda fut tiré de ses pensées par les exclamations du consul. Ce dernier continuait à parcourir la liste.

— Australie, on s’en moque. Chine, Corée, Inde, Pakistan… Mais vous avez mis tous les pays d’Asie. Non, franchement, qu’est-ce que vous croyez que je puisse leur raconter à ceux-là ? En plus, je parie qu’aucun d’entre eux ne parle français. Non, oubliez les pays d’Asie, ils n’ont aucune importance.

— Autriche, Bhoutan, Brésil… Qu’est-ce que c’est que ces pays ? Les consuls honoraires ! Non mais ça va pas ! Vous m’avez regardé ! Je suis consul général, je n’ai pas de temps à perdre avec des sous-fifres, non mais. Je suis consul général.

Pierre-Victor rendit la liste à Konda sans même le regarder.

Konda lui sourit, dépité par l’attitude courroucée du consul. Tout en sortant du bureau, il se répéta mentalement « Il est consul général. Il est consul général ». Pauvre type ! pensa-t-il en posant le carnet de rendez-vous sur son bureau.

Konda bouillait intérieurement même si, de l’extérieur, il paraissait aussi impassible qu’un bouddha. Le nouveau consul était infect avec lui alors qu’il n’y avait aucune raison valable. Il se devait de réagir mais comment ?

Il avait deux options : yōkai(2) ou attaque.

Il pouvait se transformer en yōkai ou fantôme : passer ses journées à la machine à café ou prendre son temps pendant la pause-déjeuner, aller voir ses collègues pour discuter avec eux, lire le journal, aller sur Internet, choisir un problème soulevé par son consul et le décortiquer dans ses moindres détails pour en démontrer toute son inutilité.

Konda aimait bien lorsqu’un supérieur hiérarchique était odieux : il passait alors un temps infini sur une traduction en analysant chaque mot, chaque expression. Il prenait du plaisir à renvoyer à ces minables leur méconnaissance du pays. Il en était presque déçu lorsqu’un nouveau consul était trop gentil. L’adversité avait un petit goût de triomphe qu’il appréciait tout particulièrement mais cette fois-ci, c’était différent : il ne prenait aucun plaisir à affronter Kuso. Ce dernier connaissait toutes les techniques pour manipuler les gens sous son autorité. Cela ne le gênait pas de mentir ou de se contredire. Faire le fantôme risquerait de se retourner contre lui.

Il lui restait alors l’option de l’attaque : arriver au travail avant Sa Majesté, appeler tout son réseau pour qu’ils l’invitent, le bombarder d’informations, d’activités, faire la grève du zèle… Cela avait bien marché avec cet ancien militaire dont c’était le dernier poste avant son départ à la retraite. Deux semaines ! En deux semaines, j’avais réussi à le dresser celui-là ! Konda soupira. Il le regrettait presque, cet ancien militaire avec son nez d’ivrogne, ses lunettes trop grandes et ses jeux de mots débiles sur les Japonais.

Kuso allait être une autre paire de manches. Seulement, Konda était fatigué d’avoir à se battre pour des enjeux aussi risibles mais il n’avait pas le choix. Dans quatre ans, Kuso serait à la retraite alors que lui, il allait devoir dresser le petit nouveau.

Son travail n’était qu’un éternel recommencement et la routine devenait pesante. Il était peut-être temps de partir mais pour faire quoi ? Reprendre son ancien roman qu’il avait commencé il y a vingt ans ? Mon Dieu ! Vingt ans déjà ! Konda savait qu’il était un écrivain raté : écrire vingt pages en vingt ans n’était pas un exploit dont il était fier. Heureusement, il avait eu l’intuition de garder ses ambitions secrètes. En même temps, il ne risquait pas de se trahir en n’ayant écrit que vingt pages. Il les avait rangés avec ses anciens cours de fac, quelque part dans le grenier, là où personne ne les trouverait, pas même lui.

 

 

(1) 220V en France au lieu de 100V au Japon.

(2) Un yōkai est une apparition, un fantôme ou un démon surnaturel faisant partie du folklore japonais traditionnel. Ils ont été popularisés en Occident par le dessinateur de manga, Shigeru Mizuki.

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